Seulement 4 % des salariés français interrogés lors de l’enquête « Le harcèlement au travail » réalisée par Qualisocial et Ipsos[1] savent identifier une situation de harcèlement. Le harcèlement moral, parfois perçu comme anodin, reste ainsi largement méconnu dans ses mécanismes et ses manifestations. Un manque de repères qui favorise l’inaction, tout en permettant aux situations de s’installer, de s’aggraver et de nuire durablement aux personnes concernées et à l’équilibre collectif.
Inscrit dans le Code du travail, le harcèlement au travail se manifeste par des agissements répétés qui dégradent les conditions de travail du salarié concerné, portent atteinte à ses droits et sa dignité, altèrent sa santé physique ou mentale ou compromettent son avenir professionnel (article L.1152-1)[2].
Un délit encore mal identifié
Malgré ce cadre légal clair, le harcèlement ne recule pas en entreprise ces dernières années : en 2022, 62 % des salariés français jugeaient que les situations de harcèlement au travail étaient plus répandues qu’il y a une dizaine d’années, selon l’enquête Qualisocial et Ipsos[3]. De nombreux cas de harcèlement moral restent encore invisibles ou banalisés, parfois perçus comme de simples tensions ou des maladresses isolées, ce qui favorise l’inaction.
Lorsque les signaux sont ignorés ou interprétés comme une mauvaise entente passagère, le harcèlement moral peut se poursuivre, voire s’intensifier. Critiques injustifiées, isolement, surveillance excessive, humiliations… Pour la personne ciblée, la répétition de ces comportements hostiles peut avoir de lourdes conséquences : stress, perte de confiance en soi ou encore troubles dépressifs.
Mais les conséquences ne s’arrêtent pas à la personne concernée. Face à des comportements toxiques ignorés ou minimisés, l’ambiance de travail se dégrade et les relations se tendent… Ce qui a inévitablement des impacts sur le bien-être et l’efficacité collective. À long terme, si ces situations persistent, elles peuvent également affecter le recrutement et la fidélisation des talents.
Pourquoi l’inaction persiste-t-elle ?
Certains comportements échappent encore à l’attention ou ne sont pas perçus comme suffisamment graves pour justifier une alerte. Dans d’autres cas, les témoins peuvent choisir de se taire par prudence ou par peur de se tromper. Résultat : les signaux sont ignorés, et les situations perdurent.
Les managers ne savent pas toujours non plus comment réagir face à une ambiance tendue, des remarques déplacées ou une mise à l’écart récurrente. Sans formation adéquate, ils peuvent avoir peur d’aggraver la situation ou de mal interpréter les faits… Et dans ce cas, choisir de ne pas intervenir, en espérant que les choses se résolvent d’elles-mêmes.
La situation est d’autant plus complexe lorsque les comportements problématiques émanent d’un supérieur hiérarchique. Selon l’enquête réalisée par Qalisocial et Ipsos, un manager sur trois estime avoir déjà été auteur de situations de harcèlement[4]. Management inadapté, manque de recul, pression hiérarchique… Les raisons peuvent être nombreuses. Pour la victime, il est d’autant plus difficile d’en parler et d’enclencher une démarche de signalement.
Agir face au harcèlement moral : une responsabilité partagée
Pour lutter contre l’inaction, l’employeur doit créer un environnement dans lequel chacun sait qu’il a un rôle à jouer, et mettre à sa disposition les ressources nécessaires. Les employeurs ont par ailleurs l’obligation d’agir à plusieurs niveaux :
- engagement dans des actions de prévention ;
- mise en place de procédures de signalement ;
- gestion des cas de harcèlement ;
- suivi et évaluation des mesures mises en place.
En complément de ces obligations, plusieurs actions concrètes peuvent être envisagées pour renforcer la prévention et faciliter la prise en charge des situations.
- Donner de la visibilité aux dispositifs existants : référents, cellules d’écoute, procédures de signalement… Pour que chacun sache à qui s’adresser et comment procéder.
- Inclure le harcèlement moral dans les actions de prévention des risques psychosociaux, et intégrer ces enjeux dans les formations et enquêtes internes.
- Communiquer régulièrement sur ce qui est acceptable ou non dans les relations de travail, en soulignant qu’une tolérance zéro sera appliquée vis-à-vis des comportements déplacés.
Les managers, en lien direct avec les équipes, jouent un rôle clé dans l’identification et la régulation des situations. Il est ainsi nécessaire de les former à :
- repérer les signes de mal-être ou de tension persistante ;
- encourager un climat de confiance dans l’équipe, où chacun peut s’exprimer ;
- réagir rapidement, en s’appuyant sur les bons relais internes (RH, référent, CSE).
La lutte contre le harcèlement moral repose aussi sur l’attention et la réaction de chacun. Sans forcément intervenir directement, chaque membre de l’équipe peut contribuer à briser l’isolement d’un collègue ou à alerter de manière confidentielle.
Le harcèlement moral en entreprise n’est pas toujours criant : il peut être discret, progressif et normalisé. Face à cette réalité, chacun a un rôle à jouer : être attentif aux autres, oser en parler et ne pas laisser faire. Pour que le harcèlement moral ne devienne jamais une norme silencieuse.
[1] « Le harcèlement au travail, un phénomène de société », Qualisocial.
[2] Code du travail, article L. 1152-1.
[3] « Le harcèlement au travail, un phénomène de société », Qualisocial.
[4] « Le harcèlement au travail, un phénomène de société », Qualisocial.
Témoin d’une situation préoccupante ?
- Notez les faits observés (comportements, fréquence, impact) ;
- Parlez-en à un référent, un représentant du personnel ou un membre de l’encadrement.
Rappeler à un collègue que son comportement peut poser problème, exprimer un désaccord face à une remarque déplacée, ou simplement proposer un soutien à une personne isolée : ces petits gestes peuvent avoir un impact considérable.
Le mot du pro
Jennifer Kieffer, avocate en droit du travail à LM Avocats, membre de ISSEO Avocats
Comment caractériser une situation de harcèlement moral ?
Le harcèlement moral est défini par l’article L 1152-1 du Code du travail, lequel dispose : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
Pour être qualifiée de harcèlement moral, 3 conditions cumulatives doivent être remplies :
- il faut des agissements répétés : un fait isolé, unique, même grave ne peut pas permettre de qualifier une pratique de harcèlement moral ;
- qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail :
- susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité, d’altérer sa santé physique et mentale ou de compromettre l’avenir professionnel du salarié.
La souffrance psychologique dans une relation de travail est-elle nécessairement une situation de harcèlement moral ?
La souffrance au travail et le harcèlement moral sont deux notions distinctes dans leurs causes, leurs approches de traitement et leur cadre juridique. La souffrance au travail est un concept plus large qui peut inclure divers facteurs et situations qui causent du stress, ou d’autres problèmes de santé mentale et physique chez les salariés. Ces facteurs peuvent être liés à l’organisation du travail, à l’environnement de travail, aux relations interpersonnelles. Le harcèlement moral, quant à lui est une forme spécifique de souffrance au travail qui est définie par les éléments constitutifs précédemment rappelés.
La difficulté à distinguer ces deux notions réside dans le fait que la souffrance au travail et le harcèlement moral entretiennent des liens naturels qui altèrent très souvent la lisibilité et le champ d’application des qualifications : soit parce que les éléments de qualification du harcèlement moral sont également des facteurs de souffrance au travail, soit parce que la souffrance au travail facilite la qualification de harcèlement moral par le salarié qui vit mal une situation particulière. Dans ces situations, il ne faut pas oublier que la qualification du harcèlement moral n’est pas psychologique, à partir du ressenti de la personne plaignante, mais juridique, indépendamment des émotions ressenties.
Quelle différence faire alors entre management et harcèlement moral ?
Bien que la dernière jurisprudence rendue par la Cour de Cassation, le 21 janvier 2025 dans l’affaire « FRANCE TELECOM » (Cass. Soc. 21/01/2025, n°22- 87.145), ait consacré la notion de harcèlement moral institutionnel, le harcèlement moral ne doit pas pour autant être confondu avec l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur ou du manager.
Ainsi, un manager a le droit et même le devoir d’exercer son autorité et de prendre des décisions pour organiser et diriger le travail. Ainsi, ne s’analyse pas en une situation de harcèlement moral le fait d’infliger à un salarié une sanction disciplinaire justifiée ou de rappeler par courrier au salarié son obligation de respecter ses horaires de travail. La Chambre sociale de la Cour de Cassation a même déjà jugé que l’exercice du pouvoir de direction, même de manière autoritaire et même générant un important voir préjudiciable stress au travail n’est pas systématiquement constitutif du délit de harcèlement moral (Cass. Soc. 21/11/2012, n°11-23-692).
Toutefois, l’exercice de ce pouvoir de direction et management doivent s’exercer dans le respect des droits et de la dignité des salariés, sans recourir à des pratiques abusives et répétées qui pourraient être qualifiées de harcèlement moral.