Colère, agacement, joie, tristesse… Les émotions font partie intégrante du quotidien professionnel. Parfois considérées comme déplacées, elles ont pourtant toute leur place au travail et doivent être aujourd’hui reconnues comme des composantes essentielles d’un environnement de travail sain. Comment les intégrer dans la politique de qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) de l’entreprise ? Quelles actions concrètes peuvent mettre en place les employeurs pour accompagner leurs collaborateurs dans la gestion de leurs émotions ? Tour d’horizon.
Les émotions au travail, une réalité omniprésente
Joie d’un succès partagé, stress devant une échéance serrée, tristesse suite à un échec, colère face à une décision incomprise… L’environnement professionnel expose les collaborateurs à des situations qui peuvent être génératrices d’émotions fortes. Ainsi, dans le monde, la moitié des travailleurs se disent stressés au travail, selon une étude réalisée par l’ADP Research Institute, « People at Work 2024 : l’étude Workforce View ». Plus encore, 15 % d’entre eux sont soumis quotidiennement à un stress élevé [1].
Non exprimées, reconnues ou canalisées, certaines de ces émotions peuvent avoir un lourd coût : risques psychosociaux, désengagement, épuisement professionnel, conflits entre des collaborateurs, stress chronique… À l’inverse, l’intelligence émotionnelle – cette capacité à identifier et comprendre ses propres émotions et celles des autres – est aujourd’hui reconnue comme une compétence clé en entreprise. Elle favorise une communication plus authentique, des relations de travail plus fluides et une meilleure gestion des conflits.
Pourquoi intégrer les émotions dans la politique de QVCT ?
Intégrer la dimension émotionnelle dans la politique QVCT représente de nombreux avantages, tant pour les collaborateurs que pour l’entreprise.
- Un levier de bonne santé mentale
Reconnaître et accueillir les émotions contribue à prévenir les risques psychosociaux. Dans un environnement où l’expression émotionnelle est autorisée et encadrée, les collaborateurs sont moins susceptibles de développer du stress chronique ou de l’anxiété. Leur charge mentale liée au contrôle permanent des émotions s’allège également. Écouter sa fatigue, sa frustration ou son enthousiasme permet d’ajuster son comportement et de prendre soin de sa santé mentale. À titre d’exemple, reconnaître sa frustration face à une charge de travail excessive permet de demander de l’aide avant d’atteindre un point de rupture.
- Un facteur de performance collective
Loin d’être un frein à l’efficacité, la prise en compte des émotions peut améliorer la performance de l’entreprise. Lorsque les préoccupations, aspirations, idées sont exprimées et entendues, l’entreprise peut réajuster son organisation et ses méthodes de travail, afin de mieux répondre aux besoins et attentes des collaborateurs.
- Une culture d’entreprise plus authentique
Lorsque les émotions des collaborateurs sont acceptées et encouragées, les collaborateurs sont reconnus dans leur intégralité, et non uniquement pour leurs compétences techniques. Cela renforce leur sentiment d’appartenance à l’entreprise.
Que faire face à une émotion forte d’un collaborateur ?
Face à un collaborateur submergé par une émotion intense, plusieurs réflexes peuvent vous permettre de gérer la situation efficacement et avec bienveillance.
1. Créez un espace sécurisant
Proposez de vous isoler dans un endroit calme. Accordez toute votre attention à la personne, sans jugement. Rassurez-la sur la légitimité de ses émotions.
2. Privilégiez l’écoute active
Laissez la personne s’exprimer, sans l’interrompre. Posez des questions ouvertes pour mieux comprendre la situation.
3. Évitez les écueils courants
Ne minimisez pas son émotion. N’imposez pas de solution immédiate. N’ignorez pas la situation.
4. Passez le relais quand nécessaire
Reconnaissez les limites de votre accompagnement. Orientez-vous vers les ressources adaptées lorsque nécessaire : médecin du travail, ,permanences de psychologues, lignes d’écoute spécialisées.
5. Assurez un suivi
Prenez des nouvelles dans les jours qui suivent. Maintenez la confidentialité des échanges. Soyez présent, écoutez, accompagnez ! Face à la détresse d’un collaborateur, votre intervention peut faire toute la différence.
Gestion des émotions au travail : par où commencer ?
Les entreprises peuvent mettre en place diverses actions pour accompagner leurs collaborateurs dans la gestion de leurs émotions.
- Sensibiliser et former
La première étape consiste à sensibiliser l’ensemble des collaborateurs à l’importance et à la légitimité des émotions au travail. Cela peut inclure des conférences, des ateliers ou des formations spécifiques sur l’intelligence émotionnelle, la communication non violente ou la gestion du stress.
Les managers, en particulier, doivent être formés à reconnaître et accueillir les émotions de leurs équipes. Un manager capable d’écoute empathique, de formuler des feedbacks constructifs, crée un climat de confiance, où chacun se sent lire d’exprimer ses préoccupations. Des formations au leadership émotionnel peuvent ainsi être envisagées.
- Créer des espaces d’expression
Qu’il s’agisse de réunions d’équipe avec un temps dédié au partage du ressenti, de rituels réguliers de communication ou encore de groupes de paroles animés par des professionnels, il est important de créer des espaces où les collaborateurs peuvent exprimer leurs émotions de manière constructive. Ces moments privilégiés signalent que l’entreprise reconnaît et respecte la dimension émotionnelle du travail.
- Développer des dispositifs de soutien
Au-delà de ces espaces, des dispositifs plus structurés peuvent être mis en place pour accompagner les collaborateurs confrontés à des situation difficiles. Parmi eux : les cellules d’écoute psychologique, souvent externalisées pour garantir la confidentialité, ou les programmes de mentorat qui permettent un partage d’expérience entre pairs.
La médiation peut également s’avérer précieuse en cas de conflit interpersonnel. Ce processus permet d’aider les parties à exprimer leurs émotions et à les dépasser pour trouver une solution mutuellement satisfaisante, tout en restaurant le dialogue et en préservant les relations de travail.
Longtemps mises de côté, les émotions doivent être reconnues aujourd’hui comme une réalité indéniable de la vie au travail. Seulement 21 % des travailleurs estiment que leur employeur soutient pleinement leur bien-être mental, selon l’étude « People at Work 2024 : l’étude Workforce View », réalisée par l’ADP Research Institute. En plaçant la gestion des émotions au coeur de leur politique QVCT, les entreprises agissent directement pour le bien-être de leurs collaborateurs, tout en renforçant leur performance, leur attractivité et la fidélisation de leurs talents.
[1] « People at work : l’étude Workforce View » ADP Research Institute
Le mot du pro
Evelyne Fouquereau, Professeure en Psychologie Sociale et du Travail à l’Université de Tours, elle dirige l’équipe de recherche 1901 Qualité de Vie et Santé psychologique (QualiPsy).
Il y a deux grandes façons d’aborder la question de la psychologie humaine : soit on s’intéresse aux gens qui vont mal, et on cherche à comprendre pourquoi ils vont mal pour tenter de réparer ce passé, soit on s’intéresse aux gens qui vont bien, et on tente de comprendre ce qui les fait aller bien pour s’en inspirer. Dans le domaine de la QVCT, existe-t-il aussi une double approche analogue ?
Il y a effectivement deux approches correspondant à des périodes différentes de l’histoire de la psychologie. Pendant des décennies, cette science a été une science des pathologies, des crises, des ruptures, bref comme vous le dites de la réparation. Puis à partir des années 2000, avec l’avènement de la psychologie dite « positive », on change de grille de lecture pour décrypter la réalité et on s’intéresse au fonctionnement optimal des individus, des groupes et des organisations. Appliqué au champ de recherche sur la qualité de vie et la santé des salariés, cela correspond à de nouveaux questionnements sur les facteurs et les mécanismes positifs qui expliquent notamment la résilience de certains travailleurs dans des contextes particulièrement incertains et contraignants.
Que savons-nous aujourd’hui des caractéristiques psychologiques individuelles vertueuses qui permettent l’adaptation, et en conséquence la préservation d’une Qualité de Vie au Travail durable ?
Les recherches que nous avons menées au sein de notre équipe portent sur plusieurs de ces caractéristiques psychologiques individuelles, comme la tolérance à l’incertitude, la résilience individuelle et la force de caractère. Ces travaux permettent d’aller au-delà de l’approche psychologique traditionnelle en prenant en compte ce que les experts nomment des « états-traits », c’est-à-dire des capacités psychologiques positives pouvant être mesurées, développées et gérées efficacement afin d’améliorer le bien-être et les performances au travail. Le capital psychologique est l’une de ces ressources personnelles majeures.
À quoi renvoie ce capital psychologique et en quoi est-il important pour la QVCT ?
Le capital psychologique inclut quatre sous-dimensions agissant en synergie : l’auto-efficacité, l’espoir, la résilience et l’optimisme. Son développement engendre des bénéfices indéniables pour les individus, les groupes et les organisations du travail, et ce quels que soient les contextes professionnels. En clair, agir sur le capital psychologique, c’est accroître la probabilité d’optimiser le bien-être des salariés, et plus globalement leur expérience de travail. Cela réduit les processus d’altération de leur santé mentale en s’appuyant sur des ressources personnelles adaptatives. Des interventions ciblées permettent de développer ou de renforcer leur capital psychologique, et de soutenir ainsi la Qualité de Vie au Travail.